02 février 2006

Jean Borella, L’idée de progrès, (note de lectura)





Texte publié in Les humanités en septembre 1971.
L’idée de progrès constitue un des thèmes majeurs de notre civilisation.

I. Les trois critères du progrès
a) Il y a progrès lorsque, dans le déroulement d’un processus, un état postérieur est supérieur à un état antérieur. Ainsi, le progrès concerne le devenir, et implique une comparaison entre deux états successifs, en fonction d’une norme de référence extérieure. « Tels sont les critères auxquelles doit satisfaire le jugement de progrès. Ils sont au nombre de trois : un processus de devenir propre, une relation de comparaison entre éléments comparables, une norme appréciative. »
b) L’idée de progrès a un sens. Mais la modernité lui a donné un développement démesuré.
Chaque fois que nous avons affaire à un processus d’apprentissange ou de développement, on peut parler de progrès.
Il arrive un moment où tout processus atteint sa maturité, ainsi le progrès ne dure pas toujours. D’autre part, rien ne se gagne sans une perte notable. « De même pour la religion. Sous le rapport de l’expansion, on peut affirmer qu’il y a progrès entre le christianisme du XXe siècle et celui du Ier siècle. Mais sous le rapport de la foi ? Sous le rapport de la qualité de la vertu de religion ? Sous le rapport de la Révélation ? Bien au contraire : dans son essence une religion est parfaite à son origine, puisqu’elle se présente en la personne de son fondateur. Le prophète Muhammad a réalisé la perfection de l’Islam, le croyant ne peut que le prendre pour modèle. Le Christ est le premier-né d’entre les ressuscités ; Il est le garant et le prototype de notre accès à la filiation divine. La Révélation coranique est close à la mort du Prophète, comme la Révélation chrétienne est close à la mort du dernier Apôtre, saint Jean. On peut encore aller plus loin, et considérer que, même sous le rapport de l’extension, les religions connaissent aussi un acmé. C’est un fait que ni l’Islam ni le christianisme n’ont vraiment accru leur extension à partir du XVe siècle. Le monde chrétien et le monde musulman semblent alors à peu près constitués (exception faite pour le Nouveau Monde). »
Quant aux progrès spirituels, on peut dire qu’il n’y a pas de progrès infini que vers l’Infini.

II. Du pluriel au singulier
a) L’idée de progrès, conçue comme idée en soi, est passé dans la modernité à l’état de dogme de la pensée officielle. Toutre relative qu’elle était, cette idée est devenue absolue, donc sa valeur est maintenant celle d’une superstition. La religion du progrès suppose une supérieurité intrinsèque du futur par rapport au passé.
Les philosophes qui ont bâti la notion de progrès indéfini: Pascal, Condorcet, Auguste Comte, Renan etc. A partir d’eux, l’idée s’est répandue dans la littérature, les arts, les consciences des hommes de la rue.
Les étapes historiques de l’absolution de l’idée de progrès:
b) Le progrès a concerné d’abord exclusivement la science. Il a été entamé par l’idée de supériorité sur les Anciens. Il s’agit de l’apparition de l’esprit positif, qui se manifestait comme abandon de la connaissance contemplative en faveur de la connaissance technique.
L’idée de progrès relatif suppose une continuité. L’idée de progrès absolu suppose une rupture épistémologique, une négation. « Les Galiléens ne sont pas, quoi qu’en dise Pascal, les héritiers des Anciens. Ils en sont les meurtriers. Hommes vraiment nouveaux, ils n’ont pas d’ancêtres. Pourtant ils ne peuvent pas penser cette nouveauté comme telle, la « thématiser », sans aussitôt en accuser la radicale contingence. L’existence se justifie par généalogie. Légitimer ce que l’on est, c’est exhiber son père. » L’idée de progrès sert de justification pour un homme nouveau qui n’est pas un héritier, mais un accident.
c) Avec la révolution française de 1789, l’idée de progrès devient politique. Cet événement marque une prise de conscience de celle-ci. Cette idée devient la source de la philosophie de l’histoire.
Le progrès devient vraiment absolu au moment où il semble concerner l’histoire de toute l’humanité. La perte de la mesure donne naissance au progressisme. La thèse du progrès scientifique a une base, mais la thèse du progrès universel de Condorcet est complètement vide. Le marxisme se rapportera lui aussi à ce thème névrotique.
Sur le marxisme: « Ainsi Marx projette-t-il sur tout le passé humain un schéma explicatif de type économique, alors que le rôle de l’économique dans l’histoire des anciennes civilisations est très faible, l’économique n’étant alors jamais pensé comme tel. Mais même pour son temps, les analyses de Marx économiste se révèlent beaucoup plus « morales » ou « politiques » que scientifiques. Sa conception de la valeur est insoutenable. La véritable science économique n’en tient à peu près aucun compte. Des prévisions qui découlaient de la théorie ont toutes été infirmées par les faits. Là où la théorie était appliquée, elle a conduit à une réussite politique et à un échec économique. »
d) La troisième étape correspond à l’apparition de la théorie évolutionniste. Ainsi l’idée de progrès est étendue au cosmos tout entier.
L’hypothèse évolutionniste c’est du roman. Quand même, cette idée est devenue une composante essentielle de l’esprit moderne, et l’effort de la mettre en doute est pour n’importe qui surhumaine.
e) L’idée de progrès règne maintenant sur le plan des sciences humaines.
Rousseau a fait de la science fiction du passé.

III. La malédiction du progrès
a) Sur le plan théorique, l’idée de progrès rend l’avenir inintelligible, et sur le plan pratique elle rend l’homme malheureux.
b) L’avenir est rendu ininitelligible par l’idée de progrès parce que celle-ci utilise deux concepts antinomiques, ceux de continuité et de discontinuité. Ainsi l’avenir est présenté à la fois comme la suite du passé est la rupture entre l’avenir et le passé.
En absence de toute norme, le progrès absolu est sa propre norme.
Sur l’inintelligibilité du passé conformément à la dogme du progrès: « En effet, s’il y a progrès évident, c’est que notre présent constitue un miracle de supériorité par rapport au passé. Mais alors, si les siècles passés étaient plongés dans de pareilles ténèbres, comment ont-ils pu donner naissance à l’homme d’aujourd’hui ? Et s’ils étaient capables de préparer l’homme moderne, c’est donc à eux que l’homme moderne est redevable de sa supériorité ? Ou bien l’homme a de tous temps été cette merveille d’intelligence, ou bien l’homme moderne est aussi bête que ses ancêtres. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le passé comme tel qui est rendu inintelligible, ce sont aussi ses œuvres. N’y voir que les balbutiements préparatoires aux claires paroles du temps présent, ne saisir dans ces œuvres que ce qu’elles annoncent des nôtres, c’est se condamner d’emblée et résolument, à les ignorer dans leur signification véritable, laquelle, ne l’oublions pas, ne cherchait nullement à exprimer un moment de la conscience humain, mais visait toujours l’éternel. »
Sur l’inintelligibilité du présent conformément à la dogme du progrès: « En effet, s’il y a progrès, quelles que soient les merveilles du temps présent, alors elles ne sont rien par rapport aux miracles futurs. Si par rapport à l’homme d’aujourd’hui, l’homme d’autrefois est une montagne d’ignorance, par rapport à l’homme futur, l’homme d’aujourd’hui ne vaut pas mieux. Peut-on encore parler d'un progrès ? Non, notre présent est dévoré par le Moloch insatiable du futur, tous nos miracles nous sont volés par ce comparatisme universel, nous sommes de pitoyables « évolués », les déchets en sursis que le torrent de l’évolution rejette sur les berges de l’histoire. »
c) Le progrès n’est pas uniquement fatal, il est aussi impératif.
Le progrès conduit au mécontentement quant au temps présent, et aussi à une manque de satiété quant à l’action.
Conclusion de l’article: « Un vertige s’est emparé de l’âme moderne. Si nous voulons en guérir, il faut d’abord que nous nous débarrassions de l’idée nuisible de progrès. »

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